De la médiocrité
Médiocre, médiocrité, médiocratie, voilà des adjectifs et des substantifs à consonance usuellement péjorative, que l'on emploie souvent, sans en comprendre nécessairement le sens qui dérive de l'étymologie franco-latine, medium = milieu, moyen ; media = milieux, moyens. La médiocrité se définit par l'état actualisé de la moyenne algébrique des performances d'un individu, d'une collectivité ou d'une production ; elle n'a de sens que si on en connaît l'écart type et les valeurs extrêmes, l'équation de type (y = ax+b) comportant un coefficient (b) de décalage par rapport au point 0 des axes xy . Je ne pouvais accepter que la médiocrité de mon service provienne de l'accumulation de moyens ou de moyennes calculées arithmétiquement, sur des niveaux homogènes, tous égaux à 10/20± 2. Le « je ne veux voir qu'une seule tête, un seul fusil », resterait un impératif catégorique pour les seuls militaires, quelles que soient les dérives fascisantes que l'assise de l'autorité en prise quotidienne sur les individus et leurs agendas pourraient générer en matière hospitalière ; on n'explique pas différemment l'esprit « mandarinal », excellent quand il est éclairé par la philosophie confucéenne éclairée, insupportable quand il est tyrannique, comme dans les caricatures des patrons du siècle dernier
Il me fallait donc définir un seuil de médiocrité de haute énergie, en fonction d'une collectivité et d'un objectif précis. Necker, hôpital ou faculté de médecine, est une collectivité très élitiste, quoique ses membres en disent, et perçue comme tel par ses ennemis de l'extérieur. On attend de ses radiologues, qu'ils soient des as dans leur travail, capables, dans des délais de coureur de demi-fond, à la fois de réaliser des performances diagnostiques et thérapeutiques pratiquement sans faille, et sans défaillance sur un long terme, ce qui implique des quotas humains et matériels notés individuellement et collectivement entre 15, le plancher, et 19, seuil de la consécration de quasi-infaillibilité, pour une moyenne de 17 sur 20, cette dernière note ne devant jamais être atteinte sous peine de vouloir se mesurer à Dieu, objectif périlleux constamment mortel à plus ou moins court terme. Un même radiologue peut être très mauvais voire nul dans un vaste domaine de la discipline ; il ne la pratiquera pas pour ne pas abaisser l'indice de médiocrité du service dans cette discipline, donc de l'hôpital, de l'université ; la plu part des radiologues de mon service avaient un indice de médiocrité voisin de 5/20, en radiologie gastro-intestinale, avec des extrêmes de 5 et 19, mais un écart-type de± 9, car il y avait deux hyper spécialistes à temps très partiels qui, eux, avaient une telle compétence que leur seuil de médiocrité dans ce domaine ponctuel peu sollicité à Necker, était à 18/20±1 Le chef de service que j'étais alors ne devra jamais oublier que son indice de médiocrité personnel, nul par exemple en neuroradiologie en coupe, au sommet en imagerie parathyroïdienne, s'affrontera à ceux des autres médiocrités de son service et celles de l'hôpital, elles aussi plus ou moins élitistes selon leurs intérêts respectifs, parfois notablement divergents des prétentions radiologiques. L'eudiomètre alors chargé pour une synthèse, fera ou défera la réputation du service du Professeur Moreau ou d'un autre, mais sera aussi à l'origine de nombreux conflits potentiels entre cet ensemble-forteresse et les autres sous-ensembles de l'Assistance Publique et Paris V, eux-mêmes coalisés pour affronter les autres médiocrités universitaires, administratives, politiques, syndicales et cætera...
Un monde totalement élitiste n'est pas sain. Un monde au seuil de médiocrité strictement moyen est le rêve idéaliste des républicains orthodoxes français, au grand soulagement des princes qui nous gouvernent au jour le jour et de leurs ouailles ; ces personnes physiques ou morales adorent le conservatisme dont le seuil de médiocrité est à 10/20 et un écart de 8 à 12, signe que la machine marche bien, mais oublient qu'il n'est fait pour une progression ascendante d'un lancement ; elles tolèrent les progressistes raisonnables et « responsables » qui, désireux de ne pas s'endormir, cherchent des écarts de 7 à 14, tout en évitant les grandes oscillations caractérielles que généreraient des écarts de 2 à 18. Quant aux révolutionnaires, ils stagnent dans la médiocratie des extrêmes rationalisés à 2, s'ils sont pour la très démodée dictature du prolétariat; à 19,75, s'ils sont monarchistes absolus, non moins obsolètes ; jusqu'à ce que survienne une crise majeure dans l'une des cellules marginales révélant une désadaptation à l'évolution positive ou négative d'autres systèmes extrinsèques, lançant une réaction en chaîne contaminant qui excite le ralliement de ceux qui n'ont rien à perdre d'abord qui vont à leur tour surprendre dans leurs somnolences les adhérents aux médiocraties pondérés à 10 à faible coefficient d'oscillations. Trop endormir sur les lauriers de la routine n'apaise jamais totalement les médiocres « stables », d'abord abrutis puis frustrés dans l'exaltation de leurs mouvements inconscients de fuite en avant, stimulée par l'angoisse existentielle associée à l'inéluctable vieillissement de toute matière vivante, manipulées sans vergogne par les médias aux services des médiocraties économiques. La disette peut rendre le paysan agressif jusqu'à lui faire prendre sa faux ou son tracteur contre le préfet jacobin et casser du CRS ; la fièvre de l'or attise le forçat desperado avant le sybarite pistolero; le détournement volontaire d'une source d'eau déclenche la lutte pour la vie de tous contre l'un qui sera lynché, ou de l'un contre tous, qu'il plastiquera. Ce schéma simpliste et imagé, scénario probablement théorisé ailleurs à mon insu, se vit à l'hôpital Necker, à tous les niveaux d'activités, qu'elles soient radiologiques, médico-chirurgicales ou administratives, dans des formes cliniques qui leur sont propres.