QUAND LES INTERNES DE BICETRE SE FAISAIENT CRITIQUES LITTERAIRES

                                                                                            Jean-Pierre Brunet

 

En tant que membre de l'Association des Amis du Musée de l'Assistance Publique de Paris et membre de l'Association des Amis de Georges Simenon, j'ai pensé qu'à l'occasion de la commémoration des vingt ans de la mort de cet écrivain, le 4 septembre 1989, les lecteurs de « la Lettre de l'ADAMAP »  pourraient être intéressés par une histoire que les Amis de Georges Simenon, justement, avaient jugée digne d'être publiée par leurs soins  dans une plaquette éditée à Bruxelles en 2005.

Voici donc cette histoire, qui pourrait figurer au chapitre des relations entre les écrivains célèbres et les hôpitaux célèbres de l'Assistance Publique de Paris.

 

 Liège, avril 2003

 

C'est l'année du centenaire de la naissance de Georges Simenon. Ses œuvres viennent d'entrer au répertoire de la « Pléiade », ce qui le classe officiellement parmi les grands écrivains de tous les temps. A Liège, sa ville natale, une immense exposition lui est consacrée.

Les visiteurs, dont je fais partie, découvrent successivement quelques-uns de ses premiers articles à la Gazette de Liège, de ses premiers romans alimentaires à quatre sous, puis les premières éditions des œuvres de la maturité, des photographies qu'il a prises personnellement, des reconstitutions d'intérieurs dans lesquels lui-même, ses personnages, ont vécu, des décors de films inspirés par ses récits, des vidéos où il apparaît, ainsi que Raimu, Jean Gabin, Michel Simon, Charles Laughton et tant d'autres, tandis qu'aux angles de chaque salle de discrets haut-parleurs relaient sa voix.

Et parmi toutes les précieuses reliques figure, modestement placé dans le coin d'une vitrine, un document qui paraît insolite dans un ensemble consacré exclusivement à la gloire de l'écrivain.

 

C'est une lettre, tapée à la machine,  datée  du 18 juillet 1963,  et portant à son entête :

 « Salle de garde des internes en médecine, hôpital de Bicêtre (Seine).

 L'économe de la salle de garde. »

 

Quand on visite une exposition de cette importance, on n'a pas toujours le loisir ni l'envie de s'attarder à la lecture d'un texte. D'autant que celui-ci fait deux pages et demi, et que les caractères dactylographiés, en sont un peu effacés par le temps. Toutefois un survol rapide m'apprend qu'il s'agit d'une lettre adressée à Georges Simenon par les internes de Bicêtre, dans laquelle ils lui reprochent les inexactitudes et les erreurs qu'il a commises dans son roman intitulé « les Anneaux de Bicêtre ».

 Amusé mais sans plus, j'ai continué la visite et oublié la lettre. Ce n'est que deux ans plus tard qu'il me vint à l'idée que cette lettre pourrait intéresser l'Association des Amis de Georges Simenon. Mais comment me la procurer ? Et comment en retrouver l'auteur, dont je n'avais pas retenu le nom ?

J'ai donc écrit au conservateur, ou plutôt à la conservatrice, du Fonds Simenon, à Liège, pour lui soumettre mon problème. Et c'est ainsi que j'ai reçu une copie de la fameuse lettre, que voici :                        

 

Bicêtre, le 18 juillet 1963,

 

Monsieur,

 

Mes collègues et moi-même, après lecture attentive de votre récent roman « Les Anneaux de Bicêtre » tenons à vous faire part de notre surprise, de notre tristesse, et même de notre vertueuse indignation.

D'autres que nous ont rendu compte, ça et là, et souvent avec talent, de votre ouvrage, mais il nous a semblé qu'ils avaient surtout parlé des Anneaux, et fort peu de Bicêtre...

Voilà notre sujet, Monsieur, et qui n'est pas mince, car si vos personnages sont bien imaginaires, Bicêtre, lui, est formellement désigné, dès la jaquette du livre, et c'est, plus que votre hémiplégique, la grande victime de votre roman.

Il vous était possible, en effet, de le situer à Chicago, en Suisse ou bien ailleurs, mais non : vous l'avez voulu à Bicêtre, et il se passe à Bicêtre. Ce choix honorait une vieille maison fort attachante que vous auriez même visitée, nous assure-t-on... La brume que vous aimez était sans doute trop dense ce jour-là, car, hélas, les quelques détails de couleur locale dont vous assaisonnez votre ouvrage démontrent clairement que vous faites fi des réalités les plus accessibles et les plus évidentes, qu'elles soient médicales, particulièrement à l'Assistance Publique parisienne, et surtout spécifiquement bicestroises.

Votre livre irrite le Bicestrois, Monsieur, et nous a bien fait souffrir. Gravissons ensemble, si vous le voulez bien, ce calvaire qui est votre œuvre.

Tout d'abord les péchés véniels, inexactitudes médicales et pharmaceutiques, dont vous ne nous tiendrons pas grande rigueur, car il y a plus grave. Citons :

-votre tentative précoce d'assassinat (vieille habitude sans doute !) sur la personne de Maugras, relatée page 60 avec une inconscience simulée mais qui donne le frisson : vous traitez l'hémiplégie vasculaire par les anticoagulants...Passons, car des goûts et des couleurs ! Mais vous risquiez de le tuer bien trop tôt, et vous avez de la chance qu'il survive jusqu'à la fin du livre !

-la publicité, peut-être gratuite, que vous faites aux excellents laboratoires Geigy pour leur Sintrom, apparente votre livre aux littératures pharmaceutiques les plus raffinées - mais il est alors d'usage d'en faire le service à l'ensemble du Corps Médical !

-en France, Monsieur, les Neurologues, même Professeurs, n'opèrent pas. Ils laissent ce soin aux Neurochirurgiens. De même, il est vraiment rarissime de voir les Médecins des Hôpitaux, titulaires de Chaire à la Faculté, faire eux-mêmes leurs injections intra-musculaires ou sous-cutanées à l'Hôpital, comme c'est le cas p. 134. Vous m'objecterez sans doute que pendant que vos patrons piquent, vos infirmières prescrivent (p. 196) et que de toute façon le travail est fait. Passons alors, pour clore ce chapitre,

-à vos descriptions réitérées de cet hémiplégique en train de bander (... que d'une, sans doute !) : cela augmente peut-être les ventes, mais diminue incontestablement le cachet d'authenticité du livre.

Deuxième chapitre : vos péchés contre l'Assistance Publique ! Là, c'est déjà plus grave, car vous connaissez cette vieille Dame de l'Avenue Victoria : susceptible, pointilleuse, plus que centenaire : voilà qui frise le manque de respect et de galanterie !!!

A vous lire, on apprend avec stupéfaction l'existence à Bicêtre

-d'un Médecin-chef : non, il y a un Directeur (administratif) et des Médecins, virgule, chefs de service.

-l'existence de la prise de la température axillaire. Non, Monsieur, c'est le rectum, qui a été étudié pour cela, même chez les plus hautes personnalités (conférez Montaigne), qui est le siège du thermomètre, chez le Malade Bicestrois.

-Chez nous, la feuille de température n'est pas fixée sur une planchette en bois (p.53) mais bien plus élégamment sur une « pancarte » métallique, car l'A.P. vit à l'âge du fer, ne l'oublions pas.

- Votre « tasse-pipe », qui suggère la contrepèterie polissonne, ne serait-ce pas plutôt un « canard » ? Voilà un terme exact, qui fait couleur locale.

Enfin et surtout, votre Interne, il ne passe jamais. Ou plutôt si : il fait surface à la page 184 pour déclarer négligemment qu'il est de garde toute la semaine ! Ah, Monsieur, quel surhomme que ce collègue, pourquoi pas toute l'année, pendant que vous y êtes ?

Sachez, Monsieur, que vous sommes profondément mortifiés à l'idée que vous vous faites de nous, car loin de nous dépeindre, ainsi que le font volontiers vos confrères, comme de joyeux farfelus animés des idées les plus saugrenues, ou bien à l'inverse comme une manière d'élite penchée sur l'humanité souffrante, tandis que nous ruisselons de sacerdoce et de spécialisation en puissance... vous nous décrivez comme des phénomènes biologiques de transition, intermédiaires entre les règnes végétal et minéral, pour ce qui est de la parole, de l'idéation et, de façon plus générale, du comportement.

Nous touchons, Monsieur, au sommet du calvaire, car nous voilà arrivés à l'examen de vos péchés Mortels, ceux que vous avez perpétrés contre Bicêtre.

-Pourquoi y décrire, p. 202, une salle à manger des infirmières, alors qu'il n'y a qu'un sordide « réfectoire du personnel » ?

-Nous affirmer que Bicêtre est un Hôpital Psychiatrique ? Vous ne retardez que de quelques dizaines d'années.

- Et ce bruit de la R.N.7 dont vous nous rebattez les oreilles... Même avant la mise en service de l'Autoroute du Sud, on ne l'entendait pas. Ah ! Vous eussiez décrit les coups de marteau ne cessant de faciliter nos auscultations, c'eut été autre chose !

-Enfin et surtout, les explications entortillées que vous donnez afin d'amener « plausiblement » votre héros à Bicêtre sont, il faut bien le dire, nuancées de l'humour le plus délicat. Nous, nous l'aurions dirigé à l'Hôpital Américain, votre Grand Homme, si nous avions été son médecin personnel. Mais c'est quand même gentil à vous de nous confirmer qu'il n'y a qu'à Bicêtre qu'on sait bien faire les ponctions lombaires et les perfusions de « Dextrose » (« Glucose, en dialecte français.)

Or tout ceci n'est rien.

Car vos plus grands péchés, Monsieur, sont des péchés par Omission : il est peu de sites aussi étonnants que l'Hospice de Bicêtre, et il n'est sans doute pas d'hôpital plus attachant dans toute la région parisienne. Vous teniez un sujet en or, et vous aviez là à décrire une atmosphère nullement indigne de votre talent... Mais où est Bicêtre dans votre livre, si l'on fait abstraction du titre ?

 

Alors, Monsieur, et ce sera notre conclusion, il faut faire pénitence !

Vous avez épouvantablement péché contre Bicêtre et ses Internes, mais, sachez-le, il existe une Grâce de Bicêtre, et nous sommes sans rancune.

Mes collègues et moi-même serons heureux et très honorés de vous recevoir à notre table en Salle de Garde, et de vous faire visiter et connaître -enfin- ce vieil hospice et ses trésors, qu'ils aiment, et que vous avez si cruellement malmenés.

 

Nous espérons, Monsieur, que vous daignerez nous lire, et répondre à la fois à nos modestes critiques (dans lesquelles il ne faut voir que l'intérêt porté à votre œuvre, et notre dévotion à Bicêtre) et à notre invitation, qui n'est pas, soyez-en assuré, une promesse de Gascon.

 

Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de notre considération très distinguée, ainsi que nos plus Bicestroises salutations.

 

 

Pour l'Econome : Jacques DELAMARE, Interne en exercice à Bicêtre.

 

 

 

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Le premier bruit qui ramène René Maugras à l'existence est le tintement des cloches d'une église voisine. Il lui remet en mémoire le curieux terme d' « anneaux » dont il se servait dans son enfance pour désigner cette impression de cercles sonores concentriques se diffusant dans l'atmosphère.

Magnat de la presse journalistique, il vient, à 54 ans, d'être brusquement atteint d'une hémiplégie droite avec aphasie, qui l'a fait s'écrouler dans les toilettes du restaurant « Le Grand Véfour ».Il est maintenant hospitalisé à Bicêtre, dans une chambre particulière du service du Professeur Audoire, sur la recommandation du Professeur Besson d'Argoulet, autre sommité de la médecine française.

Du tréfonds de son être surgissent peu à peu, en ordre dispersé, les souvenirs de sa jeunesse à Fécamp, de sa montée à Paris, des étapes qu'il lui a fallu franchir pour, partant d'un milieu modeste, parvenir à la réussite sociale. L'image de ses parents, de ses amis, des femmes qu'il a aimées ou possédées se redessine de plus en plus distinctement à mesure que les brumes se dissipent de son cerveau. Le monde extérieur se précise, d'abord limité aux infirmières qui se relaient à son chevet et aux médecins qui le prennent en charge. Puis, son état s'améliorant, il reçoit des visites : personnages du grand monde parisien, collaborateurs du journal, sa fille Colette, disgraciée et hostile, et surtout la fragile et fantasque Lina, son épouse actuelle. Bientôt la rééducation commence, ce qui lui donne l'occasion de croiser d'autres malades et les vieux « pensionnaires » de Bicêtre. Le récit s'achève lorsque, de nouveau valide, il s'apprête à sortir.

 

Et c'est tout. Il ne se passe rien d'autre que le rétablissement progressif d'un hémiplégique dans un service hospitalier. Pas de mystère, pas de suspense, pas de crime, pas d'enquête, même pas de mort. Pas non plus de considérations idéologiques ou philosophiques sur les inégalités sociales ou la destinée humaine. Rien qu'un constat, mais un constat détaillé, minutieux, une dissection savante des idées, des sentiments, des sensations qui peuvent assaillir un homme célèbre soudain réduit à l'impuissance par une maladie grave, et du contexte relationnel qui l'entoure.

 L'ensemble intégré dans une description particulièrement documentée et exacte des symptômes de l'hémiplégie, des modalités de son traitement,  des us et coutumes du milieu médical. Du moins l'auteur le croyait-il...

 

A soixante ans Georges Simenon est un romancier reconnu, admiré, fêté. Mais est-il vraiment considéré comme un grand écrivain ? Rien n'est moins sûr.

Trop prolifique (il est capable, paraît-il, d'écrire un roman par mois), trop « policier » (son protéiforme Maigret fait la fortune des scénaristes de tous bords), trop « populaire » (ses héros, même d'un rang social élevé, ne brillent pas particulièrement par leurs préoccupations spirituelles), peut-être trop lu, et surtout trop...vendu. Certes de grands noms, comme Céline, Cocteau, Colette, l'apprécient, et André Gide, le pape de la littérature de l'époque, a laissé tomber un verdict flatteur, le reconnaissant comme « le plus grand peut-être et le plus vraiment romancier que nous ayons eu en littérature française d'aujourd'hui ». Cependant il n'a reçu aucun des grands prix littéraires, ne fait partie d'aucun de leurs jurys et, s'il est bien membre de l'Académie Royale de langue et de littérature française de Belgique, il ne serait venu à l'idée de personne, y compris lui-même, de proposer sa candidature à l'Académie Française. D'ailleurs à la fréquentation des cercles littéraires, il préfère celle des peintres, des cinéastes, des hommes, et surtout des femmes, de spectacle. Et des oracles influents, tels que Paul Nizan ou Jean Paulhan, ne se privent pas de clamer haut et fort qu'il n'est, à leur avis, « qu'un fort médiocre auteur »...

Aussi quand, au printemps 63, paraissent les Anneaux de Bicêtre, est-ce avec une certaine surprise que l'intelligentsia s'aperçoit  que Simenon lui aussi, et peut-être mieux que d'autres, est capable de construire un récit dont la trame est statique, où tout se résume à l'analyse d'une situation et d'un environnement, mais avec une telle authenticité dans l'observation humaine qu'il n'est pas exagéré de parler d'un chef-d'œuvre du roman réaliste, propulsant son auteur au firmament des plus grands, des Balzac, des Zola. Dans les journaux, les revues, les études, s'élève un concert de louanges. Des censeurs respectés et redoutés, comme Pierre-Henri Simon et André Wurmser, font l'éloge de l'œuvre, et même, consécration suprême, François Mauriac y découvre des prolongements métaphysiques insoupçonnés. Bref, à l'image des deux cents médecins « importants » auxquels Simenon a fait adresser un exemplaire, toute la critique est unanime à célébrer les qualités du roman.

 

Toute ? Non.

Au sud de Paris, retranchés dans une possession reculée de l'Assistance Publique, une poignée d'irréductibles résiste à l'empire littéraire qui a conquis la vie intellectuelle du pays.

Et qui sont-ils, ces irréductibles, ces rebelles, ces originaux ? Ceux-là même qui, de jour comme de nuit, y compris dimanches et fêtes,  entourent, surveillent, soignent des malades comme Maugras, au lieu même où son créateur a placé son roman.

 

 

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Parmi tous les hôpitaux de l'Assistance Publique, celui de Bicêtre, on le sait, a un passé historique  particulièrement riche.* Situé au sud de Paris, dans une banlieue populaire,  ses bâtiments  ont  servi au 19ème siècle de prison (c'est là que le docteur Guillotin vint expérimenter sa machine sur trois cadavres, c'est là que Jean Valjean fut « ferré » avant de partir pour le bagne de Toulon), d'asile (c'est là que Pinel délivra des déments de leurs chaînes), puis d'hospice (c'est là que les vieux pensionnaires désignés sous le nom d' « administrés » venaient y terminer leur humble vie) avant de devenir peu à peu un centre hospitalier moderne.

 

 

*On pourra consulter à ce sujet l'ouvrage : « Le grand enfermement, histoire de l'hospice de Bicêtre 1657-1974 », rédigé par Jean Delamare et Thérèse Delamare -Riche, parents de l'auteur de la lettre à Simenon, aux éditions Maloine, Paris 1990.

 

 

 

Ayant été moi-même interne à Bicêtre dans les années soixante, j'ai gardé un souvenir assez précis de la salle de garde à cette époque.

Elle était aménagée dans un vieux bâtiment Louis XIII, à l'écart des autres constructions, sur un terre-plein planté de grands arbres à l'ombre desquels, par les beaux jours d'été, il faisait bon dresser les tables pour le déjeuner. Comme pour toutes les salles de garde, il ne s'agissait que d'une pièce banale, avec des tréteaux juxtaposés recouverts de larges planches et de draps servant de nappes. Aux murs, sur un fond bleu nuit qui faisait paraître la salle un peu  plus grande qu'elle n'était, des fresques  tirées du répertoire habituel. C'est là que, parmi les rires et les applaudissements, avait été déclamée l'épître comminatoire à l'intention de l'auteur des « Anneaux ».

Mais qu'était donc devenu Jacques Delamare, son signataire ?

Poursuivant mon enquête, je me mis à la recherche de ce confrère. Il me fut facile de découvrir qu'il s'agissait d'un médecin cardiologue, titulaire de l'Ordre du Mérite, domicilié à Le Pecq, petite localité des Yvelines. Je lui exposai par téléphone le but de ma démarche, à laquelle il accepta chaleureusement de collaborer.

Quand le roman fut publié, il était alors interne chez Maurice Deparis, patron bien éloigné de l'image classique des grands professeurs de l'époque, célèbre pour sa bonhomie souriante, son érudition, l'affection qu'il témoignait envers ses malades et ses élèves, qui la lui rendaient bien. Egalement pour son originalité car, célibataire, il vivait à l'hôpital, logeait dans un local qui lui avait été octroyé par l'administration, et que c'est là qu'il comptait terminer sa vie. Avec un titre pareil, Jacques Delamare et ses collègues se précipitèrent tout naturellement, sur « les Anneaux de Bicêtre ». Et là,  ce fut la déception :

 

« Au fur et à mesure de la découverte, dit-il, je m'aperçois que les détails de couleur locale décrivent plutôt une clinique suisse et que les prescriptions font dresser les cheveux sur la tête ! Alors je prends ma plume histoire de rire et n'attendant aucune réponse du grand homme, j'adresse ma lettre à l'éditeur. Stupéfaction : Simenon me répond de façon détaillée et manuscrite ! »

 

Et cette réponse de Simenon, dont il avait prêté l'original à quelqu'un qui ne lui avait jamais rendu, mais dont il avait conservé une photocopie, Jacques Delamare me la communiqua bien volontiers.            

 

 

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Quelle pouvait avoir été la réaction du romancier à la lecture d'une critique si acerbe?  Hausser les épaules, l'enfouir dans un tiroir ou la jeter au panier ? Certainement pas. Les reproches formulés dans un style incisif,  arrogant, mais relevé d'un humour auquel il ne pouvait rester insensible, ces reproches étaient justes, et l'atteignaient dans ce qu'il avait de plus cher : la véracité de ses observations.

Lui qui avant de commencer un roman définissait le métier, l'habillement, la généalogie de ses personnages, qui relevait sur plan ou sur le terrain la configuration des sites, le nom des rues, des places, des monuments dans les villes  où allait se dérouler l'action, qui avait obtenu de Raymond Oliver des listes de menus servis au Grand Véfour, lui qui avait visité Bicêtre un matin, qui avait compulsé des manuels de pathologie, qui avait préalablement  soumis son texte à l'examen de médecins connus, voilà-t-il pas que quelques étudiants prolongés tournaient son œuvre en dérision, et, comble d'humiliation, avec des arguments valables !

Alors, sensible autant à la qualité littéraire du style qu'à la pertinence des reproches formulés, il décida de se justifier devant des détracteurs aussi impitoyables que spirituels. C'est ainsi que Jacques Delamare, qui ne s'attendait donc pas à ce que sa prose fut prise en considération, reçut, quelques jours plus tard, sur un papier à l'en-tête des « Bûrgenstock-Hotels », une page entière couverte d'une écriture minuscule, fine, serrée, régulière, sans la moindre rature :

 

Le 27 juillet 1963

 

Cher Monsieur,

 

Que répondre à un acte d'accusation aussi spirituel que le vôtre, et aussi modéré, si l'on songe aux vénérables traditions de salle de garde, sinon en acceptant la comparution que vous voulez bien me proposer. C'est avec joie que j'essayerai de me défendre la fourchette à la main. Cependant, comme j'ignore quand ce procès pourra avoir lieu, je me permets, dès maintenant, de verser au dossier quelques arguments.

 

1-J'ai surtout parlé des anneaux et fort peu de Bicêtre. En effet, mon livre est un roman, non une étude historique, un guide touristique, une étude ou un pamphlet sur l'Assistance Publique. Ce n'est pas une thèse sur l'hémiplégie non plus. En fait j'ai hésité entre plusieurs maladies, donc entre plusieurs hôpitaux. Ce qu'il me fallait, c'était un homme dans un état déterminé, dans une ambiance déterminée.

 

2-Mon Bicêtre n'est pas exact ? C'est vrai, le champ de blé de Van Gogh, les pommes de Cézanne ne sont pas exactes non plus et les cultivateurs ne les reconnaissent pas. Vos prédécesseurs, jadis, devant le plafond de la Sixtine, ont affirmé que les personnages de Michel-Ange étaient anatomiquement inviables.

 

3- N'oubliez pas non plus que Bicêtre est vu, dans mon livre, non par moi, non par vous, mais par un malade qui ne découvre d'abord que des bruits, des odeurs, des allées et venues et qui, automatiquement, ramène tout à lui. Il suppose la salle à manger des infirmières, etc. Quant aux bruits de la nationale, ils étaient indispensables...

 

4-De même que dans les Maigret, une enquête ne comporte que le commissaire et deux ou trois inspecteurs, alors que dans la réalité des dizaines de gens y collaborent, il m'a bien fallu simplifier et, en multipliant le nombre des médecins, j'aurais brouillé les idées d'une grande partie du public.

 

5-Quant aux inexactitudes médicales, elles ne sont pas de mon fait. J'ai d'abord consulté les ouvrages les plus récents, tant français qu'anglais et américains sur la question. J'ai demandé ensuite à un interniste et à un neurologue, chef d'un service d'hémiplégiques, de me faire un rapport, jour par jour, du cas de mon malade : température, médicaments, etc... J'ai dû, parfois, pour le roman, simplifier ou tricher un peu sur le temps écoulé. Le roman fini, pourtant, mes deux consultants n'y ont trouvé aucune hérésie grave, pas plus que les douzaines de grands patrons français et étrangers qui m'ont écrit. Encore une fois, il s'agit d'un roman, non d'un ouvrage médical, et les choses sont vues par le malade.

 

6-« Que d'une, sans doute !... » Il le fallait. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Il y a une vérité romanesque et une vérité tout court.

 

7- Le mot « directeur », pour le public, ne donnerait pas l'idée d'un médecin, mais d'un fonctionnaire. Et dans la plupart des pays où mon livre est lu, c'est le mot de médecin-chef qui est utilisé. De même pour l'infirmière-chef, que vous appelez autrement.

 

8- Idem presque partout, maintenant la température, en dépit de Montaigne, est prise par voie buccale, sauf, comme disait Mondor, quand il s'agit d'une jolie femme.

 

9-Impossible d'avoir, autour de mon malade, un carrousel d'internes que les lecteurs ne distingueraient pas les uns des autres, à moins de fastidieuses descriptions.

 

10- Je crois avoir précisé que Bicêtre comporte une section psychiatrique et vous en trouverez mention dans le livret de l'Etudiant.

 

11- Eh oui ! L'Hospice de Bicêtre mériterait de longues descriptions. Mais c'est justement ce que je me suis efforcé d'éviter toute ma vie, peut-être parce que je m'intéresse trop à l'homme.

 

12- J'ai péché contre Bicêtre, je l'avoue, en me servant de son nom sans en rendre la substance. Sur ce point, parmi d'autres, nous verrons. Je plaide coupable et je fais amende honorable. Que va dire le gardien de la Tour Eiffel des descriptions erronées que font, de sa tour, tant de gens qui ignorent jusqu'au nombre des traverses et boulons employés et des marches !...

 

Je plaisante bien entendu, et je vous remercie encore vous et vos confères pour votre invitation dont j'apprécie le prix. En attendant de m'y rendre, croyez à mes sentiments cordiaux et choisis et prenez pour tous ceux qui travaillent à Bicêtre la dédicace très sincère du livre.                                                                                                                 

Georges Simenon

 

 

Quels étaient cet interniste, ce neurologue, et cette douzaine de grands patrons français et étrangers qui, sur le plan médical, n'avaient rien trouvé à redire au roman, alors que, pour tout médecin normalement constitué, les erreurs relevées dans la lettre des internes sont flagrantes ? L'avaient-ils lu attentivement, au moins, ce roman, comme se demandèrent Jacques Delamare et ses collègues ? Ou bien, obnubilés par la qualité du texte, la réputation de son auteur, et l'honneur qui leur incombait d'avoir à le contrôler, n'avaient-ils accordé aucune attention aux invraisemblances que leurs jeunes confrères n'allaient pas manquer de relever ?

En tout cas la réponse de Simenon constituait une véritable leçon de littérature romanesque. Elle traduisait en outre une certaine estime à l'égard de ses accusateurs, et les informait qu'il acceptait leur invitation. L'écrivain reçut donc une nouvelle lettre, cette fois plus du tout agressive :

 

     6 août 1963.

 

Cher Monsieur,

 

Mes collègues et moi-même vous remercions d'avoir bien voulu répondre à notre lettre, et affirmativement à notre invitation.

Nous aimerions que cette dernière, si cela vous convient, se situe un jour à votre choix du mois d'octobre prochain. Beaucoup d'internes sont en effet en vacances jusqu'à la fin septembre (notre Cuisinière aussi !), et nous changeons presque tous d'hôpital au tout début novembre.

Nous projetons donc de vous recevoir mémorablement à souper, après vous avoir fait, de jour, les honneurs de notre vieux Bicêtre. D'ores et déjà la Salle de Garde travaille à vous préparer une réception digne à la fois de Simenon, et de Bicêtre, où vous serez le très-bienvenu.

Recevez, nous vous en prions, l'expression de nos sentiments les meilleurs,

                              

                                  Jacques Delamare, I.H.P.

 

 

Hélas !  Simenon ne rencontrera jamais ceux qui furent des critiques bien sévères, mais auraient été d'excellents conseillers, du moins sur le plan technique.

 Avait-il fait semblant par pure politesse d'accepter une invitation à laquelle il ne comptait pas réellement se rendre ? Changea-t-il d'avis secondairement, reculant à l'idée de se retrouver au milieu de jeunes gens qui ne modéraient pas toujours leur verve ? Ou plus simplement son éloignement géographique  -il habitait alors en Suisse- lui compliquait-il trop un voyage à Paris dans les délais fixés ? Connaissant l'homme et son caractère, la troisième hypothèse semble la bonne. Toujours est-il que l'histoire s'arrête là car une deuxième et dernière lettre mit fin aux espoirs de nos héros :

 

 

Georges Simenon à Jacques Delamare

Château d'Echandens près Lausanne (Suisse)

Téléphone 4 32 94

 

Le 27 août 1963

 

Cher Monsieur,

J'ai reçu en vacances votre aimable lettre du 5 août et j'ai dû attendre, pour répondre, de reprendre pied dans la vie et de connaître mes (illisible). Résultat : je suis en pleine gestation. Un roman qui sera peut-être le pendant de « Bicêtre », mais sans malade ni hôpital. Je ne sais pas quand je le commencerai, la semaine prochaine ou dans 15 jours... mais je ne puis m'éloigner de mon bureau et, une fois en train, j'en aurai sans doute pour six bonnes semaines. Après quoi il sera temps pour nous d'emménager dans notre nouvelle maison qui, je l'espère, sera terminée. Il est donc fort improbable que nous puissions nous rendre à Paris, cette année, ma femme et moi, mais je n'oublie pas votre invitation et je vous promets de vous avertir de mon prochain voyage.

Partagez mes sentiments de vive sympathie avec vos confrères de l'Internat et excusez-moi auprès d'eux de ce retard involontaire.

 

Vôtre

Georges Simenon

 

Simenon ne reprendra jamais contact avec les internes de Bicêtre. Il mourra 26 ans plus tard, à l'âge de 86 ans.

 

 

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Bicêtre, septembre 2009

 

L'hôpital actuel n'a pas tellement changé par rapport à ce qu'il était à l'époque de cette histoire. Certes de nouvelles constructions sont apparues, réduisant d'autant les espaces verts anciennement cultivés par les « administrés ». Mais les anciennes sont toujours en place, et leur pierre, patinée par le temps,  est toujours aussi grise.  La salle de garde des internes ressemble maintenant à un réfectoire ripoliné, où les appareils à micro-ondes et les distributeurs automatiques ont remplacé contre les murs les graphismes drolatiques d'antan. Mais elle est toujours située dans le même pavillon, et peut-être y entonne-t-on encore la fameuse « chanson de Bicêtre ».

Et, une fois franchie la monumentale porte d'entrée, le visiteur emprunte toujours la large allée principale, toute droite, qui parcourt le site de part en part, et traverse les voûtes aménagée dans l'épaisseur des hauts bâtiments. Cette même allée qu'emprunta Georges Simenon au matin du 4 septembre 1962, quand il vint visiter les lieux qui allaient servir de cadre à son prochain roman.

 Mais désormais on n'y verra plus, dans cette allée, la silhouette des vieux administrés à canne et à casquette, non plus que celle de l'homme au chapeau et à la pipe...

A RAVENSBRÜCK

LA PHARMACIE DE MARGUERITTE CHABIRON
A VERDELAIS ETAIT DANS CET IMMEUBLE

LES RESISTANTES S'ENFUIRENT PAR LE JARDIN A PIC