Ludovico Dalla Palma, devenu le Président de l'AER, assisté du Français de Bicêtre Michel Bléry, s'avéra être le plus entreprenant de tous les leaders européens. Il proposa le « Halley Project », programme pédagogique dirigé vers les pays de l'Est, au financement assuré par l'allemande Schering - je dois rectifier une erreur commise dans mon texte original où je plaçais faussement la compagnie Bracco à l'origine du financement du Halley Project[1] ! -  Il s'agissait ni plus ni moins de se lancer dans l'aventure de l'enseignement de la radiologie uro-génitale aux nouveaux venus de l'Europe de l'Est. Il utilisa le noyau de spécialistes européens anglophones, la langue anglaise devenant la langue officielle de l'Europe radiologique. Nicolas Grenier de Bordeaux, Marie-France Bellin de la Pitié, mes collaborateurs Olivier Hélénon, François Cornud et moi représentions la composante française, spécialement dans le domaine de l'ultrasonographie de l'appareil urinaire que nous avions rapidement developpée. 

 

Notre premier essai s'adressa aux Polonais, sous la forme d'un cours de deux jours, dispensé pendant un long week-end, dans un hôtel pour apparatchiks près de Gdansk, sur la mer Baltique. Un certain nombre d'entre nous expérimentâmes alors une grève de la Lufthansa, signal de la complexité d'organiser des manifestations conjointes sur le continent européen. L'expérience fut un véritable choc culturel pour nous qui venions d'un monde à la médecine surdéveloppée. Les Polonais connaissaient bien la médecine clinique, étaient ébahis par notre avancée technologique hors de leur portée immédiate, s'avéraient infiniment moins anglophones et francophones que l'on pouvait s'y attendre, alors qu'ils étaient couramment germanophones et russophones, Nous fûmes reçus avec beaucoup d'amabilité, comme des extra-terrestres qui les intimidaient et à distance desquels ils se tenaient, peu bavards entre eux, avec humilité. Gdansk était à l'époque une ville endormie, peu engageante si on en jugeait par les dispositifs antivols installés sur les voitures, encore peu nombreuses. Je retrouvai avec amusement les Fiat 500 fabriquées en Pologne comme celle que je conduisais tous les jours à Paris, ce qui augmenta mon capital de sympathie tant auprès des Polonais que de dalla Palma, dont le chauvinisme n'avait d'égal que sa curiosité pour tous les mondes que nous avons explorés ensemble. Je m'exerçai à prononcer quelques phrases de bienvenue traduites auparavant par l'interprète dans une langue qui se révélait être infiniment plus complexe et polyphonique que je le pensais. Nous ne faillîmes pas à nous incliner devant la maison du cardinal Woijtyla, devenu Jean-Paul II, et de nous inquiéter du présent moins agité de Solidarnosc.

A droite de JF Moreau, noter la présence de Hugh Saxton (UK) et Raymond Oyen (Belgique); à gauche de Ludovico Dalla Palma, ??? Billewitz

 

L'expérience du Halley Project se répéta en Hongrie où nous fûmes reçus, moi en particulier, avec beaucoup de chaleur. Toujours à la recherche de ce qui n'était pas montré spontanément, j'obtins que nous puissions dîner à Pest, dans le quartier gitan. J'aurais demandé à aller m'encanailler dans un boxon de Buda aurait moins choqué mes hôtes magyars que cette excursion dans un monde de classe « inférieure ». Nous y fîmes un dîner gastronomique délicieux, saoulés de musique tsigane, en toute sécurité, au grand bonheur de Sven Dorph, uroradiologue et violoniste de talent. Budapest est une ville magnifique que j'aurai visitée plusieurs fois durant la décennie 90, au cours de longues marches à pied le long du Danube, infiniment moins enfumé que la vieille Trabant de l'ami Bela Fornet, dont presque tous les gaz d'échappement s'évacuaient dans mon espace de passager privilégié et vite migraineux. Là encore comme partout dans l'Est récemment libéré, on ne parlait pas anglais, le français restait l'apanage des vieilles souches, l'allemand était la langue internationale, le parler russe n'était pas bien vu ! 

Mon plus grand bonheur viendra des Bulgares qui nous reçurent à Sofia, dans un hôtel de luxe américanoïde flambant neuf, copieusement nourris par des buffets gargantuesques où dominaient les saveurs du beurre rance et de la cuisine turco-slave, où nous aurons des contacts chaleureux et fréquents avec des locaux qui croyaient aux Etats-Unis d'Europe. Notre programme d'enseignement était alors bien rodé et notre bloc soudé, Le leader bulgare me demanda de faire partie du Comité Scientifique de son nouveau journal, dont la remarquable qualité formelle et scientifique m'étonna, compte tenu de la situation économique du pays, à l'évidence minorée. Je fus invité à revenir, dans une station de la Caspienne cette fois, pour recevoir avec l'accolade de Diankov, le titre de Membre d'Honneur de la Société Bulgare de Radiologie, l'une des reconnaissances auxquelles je reste le plus sentimentalement attaché. « We, Slaves, are all sentimental », me dit l'une de mes hôtes, alors que j'avais du mal à essuyer une larme furtive. Au retour, je voyageai au côté d'un radiologue universitaire russe, désespéré par son passage, probablement transitoire, du statut d'apparatchik encore gâté sous Gorbatchev à celui de mendiant sous Eltsine. L'on ne rencontrait pas un tel désespoir, manifestement sans feinte, dans les démocraties populaires satellites libérées où, en dehors des faux-culs de la récupération qui en rajoutaient dans la partition de la colère et de la rancune vis-à-vis des anciens dictateurs, dominaient le désir de devenir Européen à l'occidentale et l'espoir d'une vie meilleure en dépit de grandes difficultés conjoncturelles à assumer la perte de l'ombrelle médico-sociale de l'état marxiste-léniniste.

 

Olivier Hélénon me remplaça pour l'étape tchèque, du fait de l'organisation d'un congrès franco-roumain, programmé au même moment, dont j'étais l'un des invités. Je n'aurai plus ensuite l'occasion de connaître Prague. Je sais que j'ai manqué l'une des plus belles villes au monde. Par contre, j'arpentai Bucarest, en Dacia, qui me ramenait à l'époque où mon père conduisait une R12, et à pied, au cours de longues échappées dans une ville étrange, mélange de ruines crasseuses et de constructions ordonnées par le « Fou ». Je me risquai à faire le tour de la psychédélique « Maison du Peuple», à pied, en solitaire et sans avoir prévenu personne, ce qui paraît rétrospectivement une pure folie ; seul l'anonymat de la démarche pouvait permettre de faire une visite qui était interdite par les autorités. Le Club Méditerranée avait été sollicité pour le transformer en paradis du GM, sur le Danube ; il y avait vite renoncé, reculant devant la monstruosité des plans. Le bâtiment était en principe inhabité, inhabitable et inabordable, sauf à la face opposée à celle de l'avenue grandiose qui accueillerait la version roumaine de la Cour de Louis XIV, revue par le « Canard Enchaîné » et « Krokodil » associés. Là, il y avait un terrain vague, sans autre trace de vie que quelques roulottes et quelques individus probablement romanichels, à peine intéressés et probablement peu désireux d'être dérangés par mon incursion d'homme vêtu volontairement sans recherche. Par une porte entr'ouverte, je me hasardai dans un couloir assez étroit vite obscur. Au bout d'une quinzaine de mètres, je n'avais plus aucune envie de jouer un film gore et ressortis avant que l'on ne s'inquiète sérieusement de mon absence. Le chemin du retour me parut interminable et je savais que nul n'aurait pu me retrouver, mort ou vif, si je m'étais définitivement égaré dans le palais, réputé loger en toute impunité voleurs, brigands, assassins, contrebandiers du plus vil acabit et sans foi ni loi, comme autrefois la Cour des Miracles de Paris. La langue française restait très couramment parlée par les intellectuels et les cadres du pays, parfois de façon plus superbe dans la forme classique ; elle restait largement ignorée des gens de la rue interrogés au hasard. La Roumanie paraissait être un vrai marigot, d'où sortiraient plus tard le meilleur ou le pire. Pour le moment le pire restait d'actualité. Alors qu'à côté de notre hôtel central prospérait un beau restaurant où la nourriture était aussi appétissante que les « hôtesses » qui accompagnaient les businessmen et autres politiciens nombreux autour des tables impeccablement tenues, la visite du service de radiologie de notre pape de la radiologie locale révélait un musée illustrant la technologie des années trente, voire vingt.

 

 


[1] L'opulente société milanaise Bracco Chemica, géniale productrice d'une molécule iodée non-ionique hydrosoluble stable, l'Iopamiron ; celle-ci allait devenir la référence pour ceux qui, comme moi, voulaient un agent de contraste polyvalent, peu toxique, injectable aussi bien pour les angiographies que pour la scanographie et les injections intra-thécales, en neuroradiologie notamment.

A RAVENSBRÜCK

LA PHARMACIE DE MARGUERITTE CHABIRON
A VERDELAIS ETAIT DANS CET IMMEUBLE

LES RESISTANTES S'ENFUIRENT PAR LE JARDIN A PIC