Ce document a été posté le 12 décembre 2018 - RETOUR A 2019

 

L'intelligence Artificielle et l'Imagerie Médicale : Stupeur et Tremblements

 

Jean-François Moreau * & Laure Fournier **

 

Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêt en relation avec le contenu de cet article.

 

RESUME - Il n'est quasiment de semaines où l'attention n'est attiré sur le risque de modifications drastiques de pratique professionnelle des médecins liées aux progrès de l'intelligence artificielle. Reprenant en profondeur l'étude de tous les protagonistes scientifiques et techniques de la chaine de production des examens de volumes corporels scannées par des outils numérisés de l'imagerie médicale, les auteurs concluent que : 1). L'influence incessante de l'expansion du « big data » modifie essentiellement le concept du PACS (Picture archiving & communication system) en l'ouvrant à celui de CAD (Computer aided diagnosis) dont les fondamentaux resteront longtemps sous l'emprise des seuls médecins radiologues. 2). Les bénéfices escomptés seront suffisamment riches pour que la relation médecins-malades soient plus étroites dans la mesure où du temps sera dégagé grâce à la dévolution au robot d'une partie des tâches ingrates de manipulation du malade ; de même seront améliorées les communications entre prescripteurs et réalisateurs. 3) Cesser de former des radiologistes ou les réduire à la seule fonction de radiographers serait une erreur gravissime tant l'asservissement de la médecine aux seules Machine et Deep Learnings sans contrôle humain ne pourrait se faire que dans une ambiance générale de cataclysme humanitaire.

MOTS-CLES - Intelligence Artificielle - Imagerie Médicale - Robot -

 

Artificial Intelligence and Medical Imaging: Fear and Trembling.

 

ABSTRACT -There are hardly any weeks when human attention is drawn to the risk of drastic changes in the professional practice of doctors related to advances in artificial intelligence in the field of robotics. Taking up in depth the study of all the scientific and technical protagonists of the production line of body volume examinations scanned by digitized tools of medical imaging, the authors conclude: 1). The incessant influence of the expansion of "big data" will essentially modify the concept of PACS (Picture archiving & communication system) by opening it to that of CAD (Computer aided diagnosis) whose bases will remain for a long time in the grip of the only radiologists. 2). The expected benefits will be rich enough that the doctor-patient relationship is narrower as time will be released by devolving robot part of the ungrateful tasks of handling the patient and the hardware; likewise, communications between prescribers and radiologists will be improved. 3) To stop training radiologists or reduce them to the sole function of radiographers would be a serious mistake, as the enslavement of medicine to only Machine and Deep Learnings without human control could only be done in a general atmosphere of humanitarian cataclysm.

KEY-WORDS - Artificial Intelligence - Medical Imaging - Robot - Machine learning - Deep Learning - Picture Archiving & Communication System - Computer aided diagnosis

* 220 rue Carnot  59155 Faches Thumesnil. Téléphone +33-6-76 09 11 77 e-mail jf@jfma.fr

** Laboratoire de Recherche en Imagerie, UMR-S970, PARCC Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité

 

 

 

 

Si tu ne sais pas où tu vas, sache au moins d'où tu viens.

Proverbe africain.

 

Excipant d'une expérience pilote réalisée en République populaire de Chine opposant avec succès un ordinateur AlphaGo de Google à un staff de neuroradiologues « humiliés » sur une série d'épreuves diagnostiques, Laurent Alexandre rappelle dans un éditorial glaçant paru dans L'Express[1]du I8 juillet 2018 l'appel du grand mathématicien des neurones convolutifs, le professeur Geoffrey Hinton[2],[3], à cesser de former des radiologues. « Il sera bientôt interdit aux médecins de soigner un malade sans l'avis et l'aval des Intelligences Artificielles », ajoute-t-il.

 

L'on a coutume d'opposer l'intelligence pratique de l'animal qui est la possibilité d'apprendre en tissant des liens binaires typiquement illustrée par la théorie des réflexes conditionnés de Pavlov, à l'intelligence abstraite et conceptuelle que seul le cerveau humain sait produire et consommer. Les définitions de l'intelligence artificielle sont plus floues, dans la mesure où il n'y a que dans le monde animal que les espèces ont un cerveau dont on connaît encore mal le fonctionnement intime, notamment dans le domaine de la pensée[4]. Elles sont donc plus volontiers techniques que scientifiques. Pour le simple dictionnaire Larousse, c'est l'ensemble de théories et de techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machinescapables de simuler l'intelligence. Pour l'un de ses géniteurs, Marvin Minsky, c'est la construction de programmes informatiques qui s'adonnent à des tâches qui sont, pour l'instant, accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que : l'apprentissage perceptuel, l'organisation de la mémoire et le raisonnement critique.

 

Il y a, d'un côté, l'existence réelle d'outils ou de machines qui sont déjà en possession de l'homme qui les a créés et que l'on nomme robots ;en perpétuelle évolution sophistiquée, ils restent sous la domestication de leur créateur quels que soient leur gigantisme ou leur miniaturisation ; ils commencent à équiper les armées des guerres modernes. Il y a, de l'autre, des projets de toutes natures qui ont la prétention, non plus de servir le genre humain dans une relation de maître à l'esclave, mais au contraire de l'asservir en produisant des surhommes s'autogérant pour l'esclavagiser, sinon le détruire ; l'homme pourrait concevoir des outils tellement gigantesques que, tout en restant sous la supposée contrainte humaine, ils seraient capables d'induire des changements sociétaux de grande envergure, tant dans la vie professionnelle que dans les relations d'ordre privé. Dans ce dernier domaine, les auteurs de sciences fiction ont d'ores et déjà inventé des myriades de scenarii qui, tous ou presque, ont démontré leur absence de bon sens chronologique. L'exploration spatiale dès 2001 telle que la décrivaient Stanley Kubrick et Arthur Clarke en 1968 avec l'apparition d'un robot, HAL 9000, secrétant de l'intelligence artificielle vectrice d'une indépendance décisionnelle, apparait toujours comme une douce quoique redoutable folie en 2018, même si, depuis, des supercalculateurs ont réussi à vaincre les meilleurs spécialistes humains aux jeux d'échecs et de go. Au plan sociétal, en 1949, George Orwell, s'est similairement trompé en prévoyant le règne de Big Brother pour 1984. Les auteurs de Star Wars et de Star Treck ont été mieux avisés en situant leurs fictions à des distances multi-séculaires de l'époque de leur création.

 

Laurent Alexandre se trompe-t-il en relayant l'annonce de la mort des radiologues pour 2030 ? L'affaire est d'importance lorsque l'on sait que l'imagerie médicale est l'une des matières les plus prisées au choix des nouveaux résidents à l'issue des résultats des examens terminaux classant et qu'il faut attendre des semaines voire des mois pour faire bénéficier un malade d'un examen de résonance magnétique nucléaire.

 

1.     Qu'est-ce qu'est la Radiologie médicale en 2018 ?

 

1.1.L'histoire

 

Penchons nous d'abord sur son passé. La Radiologie médicale est née le 8 novembre 1895, au moment même où Wilhelm Conrad Röntgen, découvrant une plaque photographique impressionnée par une lumière invisible, radiographia la main de sa femme avec ce qui deviendra les rayons X. De ce fait, les Américains emploient volontiers le mot roengenology. De quoi avait-il eu besoin ? 1) de l'électricité produite pour la première fois par Volta et ensuite par des bobines de Rumhkorff ; 2) d'une plaque photographique inventée par Niepce puis Daguerre ; 3) d'un tube cathodique de Crookes ; tout cela fut introduit tout au long du XIXe siècle. En juillet 1900 eut lieu le premier congrès international non officiel d'électricité et de radiologie médicale lors de l'Exposition universelle de Paris. Il fut décidé d'appeler « Radiologie » la discipline fondée sur l'emploi des rayons X à des fins diagnostiques et/ou thérapeutiques ; les praticiens qui s'y livraient porteraient le nom de « radiographes » en français ou « radiographers » en anglais. Dix ans plus tard, en France sous l'influence d'Antoine Béclère et de son école, la profession évolua avec un schisme entre les médecins qui s'appelleraient « radiologistes » et leurs adjoints infirmiers qui devenaient « manipulateurs de radiologie » en France ; l'on continuait à les appeler radiographers chez les Anglo-Saxons. La formation des radiologistes appelés plus communément radiologues évolua en France avec la création en 1948 d'une chaire universitaire et d'un certificat national d'études spéciales d'Electro-radiologie ouverts aux seuls médecins. En 1968 eut lieu aux Enfants Malades à Paris un grand colloque qui déboucha sur la définition de la Radiologie en tant que troisième discipline clinique. Dans les suites, fut fondé le Cercle des enseignants en radiologie de France (CERF) destiné à faire face aux exigences de la Réforme Debré instituant le plein temps hospitalo-universitaire. En 1968, fut instituée une profonde réforme qui conduisit à officialiser la scission partielle de la radiothérapie et totale de l'électrologie. En 1983, le DES de radiologie et d'imagerie médicale mettait un terme aux grandes réformes structurelles annoncées par l'introduction en 1975 du concept d'Imagerie Médicale et Interventionnelle conçu à l'université de Harvard chez Herbert Abrams et à l'UC San Francisco chez Alexander Margulis.

 

En 2018, l'enseignement de l'imagerie médicale s'effectue pendant cinq années de résidanat auxquelles s'ajoutent volontiers une ou deux années de clinicat et/ou des vacations d'attachés d'une durée variable.L'enseignement post-universitaire est obligatoire. La radiologie hospitalo-universitaire et publique est principalement plein-temps. La radiologie privée se pratique en groupes de plusieurs radiologues plus ou moins sous-spécialisés en disciplines d'organes. Il n'y a pas de chômage en radiologie tant privée que publique. Le radiologue français prenant sa retraite entre 65 et 70 ans aura pratiqué son art pendant une bonne quarantaine d'années. D'autre part, il a fallu vingt ans pour curer la pénurie de radiologues issue du numérus clausus des résidents de 1998, sans que la production d'examens d'imagerie fléchisse pour autant.

 

 

1.2. Le malade

 

Depuis l'origine de la radiologie, le MALADE est le centre de la chaine du radiodiagnostic en tant que, d'une part, une personne physique définie par un ou plusieurs volumes corporels à étudier et, d'autre part, une personne morale qui doit avoir accepté la réalisation d'un examen prescrit pour des raisons curatives ou préventives. Il ou elle arrivera sur ses deux jambes ou par le moyen d'outils de brancardage ; il ou elle est installé/e sur un ensemble mobilier que nous appellerons hardware comportant un lit dur ou une chaise sur lesquels l'impétrant est couché ou assis voire debout face à une source de radiations X ou ultrasonores que contrôle un matériel de réglage fonctionnant à l'électricité. La Résonance magnétique est un instrument à part dans la mesure où le malade est entouré par un champ magnétique dans un environnement bruyant et inconfortable. L'imagerie isotopique pour laquelle les produits sont ingérés ou injectés est également un cas particulier. On divise les examens d'imagerie comme résultant de moyens invasifs, générateurs de troubles pathologiques (rayons X et isotopes), ou non invasifs (échographie ultrasonore, thermographie).

 

 Le nombre de malades bénéficiaires de l'imagerie médicale ne fait que croitre et embellir par le biais de l'augmentation de la population et de l'émergence de nouvelles maladies cependant que d'autres disparaissent. L'imagerie devenue fonctionnelle s'applique à tous les volumes et organes du corps humain par le biais de l'une ou l'autre des techniques radiatives. Parmi les arguments majeurs, émerge le constat de la gériatrisation de la population et son cortège de troubles plus ou moins pathologiques qui viennent modifier l'anatomie normale. Ce n'est pas par le malade que l'intelligence artificielle polluera la chaine de l'imagerie car nous voyons mal le patient moyen français influencé par des micro-expériences comme celles qui émeuvent tant Laurent Alexandre leur propre information. Il appartiendra aux médecins de faire des publications sérieuses de ces outils éducatifs sur Internet.

 

1.3. L'installation radiologique

 

Les structures lourdes du hardware sont en perpétuelle évolution sous l'emprise des spécialistes de la mécanique mais on ne voit pas en quoi l'intelligence artificielle modifierait drastiquement la forme des installations modernes marquée par la télécommande des parties mobilisables. Pour prendre une comparaison pratique, au XXIe siècle, on achète toujours des tables et des chaises mais, si les styles évoluent, le principe de base reste le même, sauf à s'adapter au changement de morphotypes d'une population plus haute et plus lourde que la précédente ou vice versa (taille de l'anneau des scanographes et de l'IRM). Il n'en va pas de même de la partie software des installations mobilières de la salle de radiodiagnostic qui doit s'adapter à la demande d'automaticité. Ces installations sont lourdes et inconfortables et le nombre d'accidents physiques impose de les rationaliser pour protéger tant les malades (chutes) que le personnel (irradiations).

 

La chaine de production d'imagerie passe par un support d'imageet son stockage. La radioscopie comme l'échoscopie sont utilisables et indispensables pour guider l'examen humain ; elles évolueront sous la dépendance des progrès de la chaine de la vidéo et le souci de compresserles images devra longtemps sinon toujours s'accommoder des désirs de qualité par rapport au coût et l'efficacité. La radiographie passe toujours par un moyen de recueillir l'image qu'il s'agisse de films radiologiques sensibles à la lumière, d'écrans vidéo ou de supports papier qui restent éventuellement à inventer dans le domaine de l'industrie. Là encore les progrès en matière d'intelligence artificielle ne menacent pas à court terme la profession de « radiographe » alors que la numérisation de l'image a eu raison du personnel de chambre noire. Le radiodiagnostic du XXIe siècle s'exerce en plein jour ou à la lumière électrique. A ce sujet, le radiodiagnostic comme les autres techniques d'imagerie fonctionne à l'électricité du secteur ou sur des batteries pour les plus petits appareils d'échographie portable. On voit mal quelle autre source d'énergie pourrait lui être substituée. Tout au plus peut-on espérer de l'intelligence artificielle qu'elle optimise davantage la consommation de courant durant les longs examens. La maintenance prédictive en bénéficiera également.

 

En effet, c'est dans le domaine du devenir de l'image médicale que se passe le changement avec le déjà remarquable PACS (Picture Archiving & Communication System) qui combine à la fois la capacité de stockage de l'image sur des disques durs centraux et l'accès à la banque d'images à la demande vers des écrans périphériques situés à distance. L'avenir du cloud computing s'inscrit magnifiquement dans cette perspective, nous y reviendrons. Aujourd'hui, le PACS réclame trop de mémoire pour le stockage des longues séquences vidéo et les systèmes de fibres optiques doivent être grossis pour assurer des débits plus élevés le jour quand c'est la totalité d'un examen qui sera stockée et non plus une simple sélection d'images effectués par la personne chargée de l'archivage.

 

 

1.4. Le staff radiologique

 

Car le temps est venu où il faut aborder le côté des ressources humaines qui peuplent le parcours de l'imagerie médicale depuis la prescription jusqu'à son interprétation. Il y a d'abord le prescripteur ; c'est rarement le radiologue et moins encore le malade lui-même. Le plus souvent c'est le médecin traitant, qu'il/elle soient généralistes ou spécialisé/es. Son éducation nécessite un apprentissage de Bac+12 ans. Quel sera son niveau d'apprentissage de l'informatique lui permettant d'utiliser de façon pratique et efficace le recours aux méthodes de diagnostic initiées par l'intelligence artificielle ? Sera-t-il plus ou moins doué que son collègue radiologue ? Toujours est-il que le dialogue entre ces deux personnages devra être plus intense et mieux vertébré que ce que l'on constate aujourd'hui.

 

Au niveau du département d'imagerie, se situent deux personnages qui se partagent les rôles intellectuels et techniques selon les institutions et les personnalités, expérimentées ou non. En principe il appartient au radiologue Bac+12 d'accepter telle quelle la prescription ou de la modifier au meilleur escient. Lui/elle-même réalisent de moins en moins souvent l'examen depuis que les examens dits spéciaux de la radiologie abandonnent la table télécommandée (explorations barytées, UIV, encéphalographies...) ; ces derniers cèdent la place aux examens tomodensitométriques computérisés (scanographie et IRM, principalement) dont les protocoles sont souvent rédigés à l'avance pour que la réalisation pratique se fasse par son « radiographer » de façon indépendante du radiologue. Le passage de la radiologie conventionnelle à l'imagerie médicale n'a fait qu'augmenter les besoins en radiologistes.

 

Le radiographer, en France formé à Bac+3 ou 4, est la personne la plus impliquée dans la réalisation pratique d'un examen de radiodiagnostic ; dans l'idéal, il ou elle sont contrôlés en chambre claire par un médecin radiologue. Dans la pratique des examens spéciaux, il arrivait plus souvent qu'à son tour qu'un radiographer expérimenté fut plus expert dans la lecture d'un examen que le résident qui était censé l'encadrer ; ce n'est plus vraiment le cas des examens complexes que sont le CT scan et l'IRM. L'activité des radiographers français est régie par le décret n° 2016-1672 du 5 décembre 2016, assurant notamment la délégation de tâches dans le cadre de l'ultrasonographie. Il leur est interdit d'interpréter les examens radiologiques quels qu'ils soient ; eux-mêmes comme leur administration publique ou privée ne seraient pas couverts en cas de poursuite devant les tribunaux. L'avenir de la profession de radiographer semble conforté dans l'immuabilité de la position salariée, voire dans l'augmentation théorique de son cercle de responsabilité si le diagnostic résultant de l'examen d'imagerie est interprété de façon automatique par une cellule d'intelligence artificielle sans contrôle médical extemporané. La communauté de l'imagerie médicale dans son ensemble est hostile à toute solution qui n'exige pas ce contrôle médical à toutes les étapes de la chaine du radiodiagnostic.

 

Vient le moment d'exhiber quelques caricatures de professionnels de la radiologie médicale. Pendant des décennies, le radiologue est passé pour être un fainéant, grassement enrichi, libidineux et craintif dans ses relations avec le malade et son confrère. Ce n'est plus le cas aujourd'hui et, s'il ou elle n'ont plus de soucis à se faire pour gagner leur vie honorablement, c'est au prix d'un travail qui mérite d'être justement rétribué eu égard au coût élevé de l'investissement dans le plateau technique en 2018. La radiologie a fait de tels progrès dans le domaine de la radioprotection que le coté noir de la profession de radiologue décimée par les hémopathies malignes n'est plus un obstacle au choix de la jeunesse médicale d'une discipline qui reste néanmoins vulnérable dans son versant interventionnel. En mai 1968, certains élèves de l'école de radiologie de la Salpêtrière militaient pour que leur profession soit élevée au rang des radiographers américains et certains n'hésitaient pas à vouloir exercer des fonctions normalement du seul domaine médical. Tout au plus peut-on reprocher aux radiologues de terrain de ne pas assez être présent auprès du malade et le reproche qui leur est fait d'être invisible est plus que jamais d'actualité. A leur décharge, le débit actuel d'examens sur une vacation est tel qu'il est souvent difficile de dégager du temps pour s'occuper du malade dans son ensemble. En nait une espérance pour que l'intelligence artificielle libère le radiologue de certaines tâches mangeuses de temps.

 

2. Examinons maintenant de près ce que l'avenir de l'intelligence artificielle fait peser sur la médecine de soins et le radiodiagnostic.

 

Pour le président de General Electric Digital présent au Journées Françaises de Radiologie 2017, les sous-disciplines de l'imagerie médicale peuvent être concernées par quatre secteurs de l'intelligence artificielle.

 

1.     Jim Gray, distingué Turing award winner, imagine la "data science" comme le quatrième paradigme de la science (empirique, théorique, computérisée, et maintenant guidée par les données) et assurait qu'elle serait bouleversée par l'impact de la technologie de l'information et le déluge des données (Big data). Il n'est pas douteux que l'imagerie médicale dans son ensemble numérisée ne participe à son propre déluge. Le G4 de la radiologie française se fait fort de collecter 500 000 clichés radiologiques dans son écosystème, soit 100 000 de moins que Stanford University. Nonobstant le fait que l'usufruit de ces documents appartient au malade et qu'ils ne sauraient être piratés ou vendus, l'exploitation d'une base de données est a priori le droit de celui qui a mis en place les moyens (humains et techniques) pour la constituer, mais ceci bien sûr dans le respect de l'information avec plutôt que sans le consentement de l'individu dont ce sont les données. Néanmoins la vulnérabilité d'un système totalement automatisée depuis l'acquisition jusqu'à l'interprétation tient à plusieurs facteurs inhérents à l'ontologie même du processus : artefacts techniques obérant la qualité de l'examen, difficulté de définir l'anatomie normale des structures examinées et les limites entre le normal et le pathologique, volume même des données à poster sur le cloud, gériatrisation du modèle humain, associations pathologiques complexes... Les règles du go comme des échecs sont connues et invariables dans le temps et dans l'espace contrairement à l'anatomo-physiologie animale et l'on a réussi à imaginer des stratégies et des tactiques victorieuses inventées par l'ordinateur sans qu'il soit donné à ce dernier le droit de modifier l'échiquier. Ce n'est pas le cas du raisonnement médical et chaque être humain est une entité à part entière (moving target).

2.     Une application agile est le résultat d'une architecture orientée vers un service et un paradigme de développement agile. Une application agile se distingue des autres en ce sens qu'elle est lâchement couplée à un panier de services comportant une couche d'orchestration découplée, qu'elle est aisément modifiable pour entrer dans le cadre des besoins de travail et que son architecture est évolutive. Des composants dans un système lâchement couplé peuvent être remplacés par des implémentations alternatives qui procurent le même service. Pour autant que ce langage abscons soit compatible avec celui de la médecine, peut-on espérer qu'une radiographie soit appliquée à une autre pour distinguer le normal et le pathologique ? Dans ce contexte, le contrôle de l'opérateur médical à l'entrée et à la sortie de la chaine du radiodiagnostic est indispensable.

3.     Le Cloud Computing est un paradigme de la Technologie de l'Information qui permet un accès ubiquitaire à des ensembles partagés de systèmes de ressources configurables et des services de très haut niveau qui peuvent être rapidement provisionnés avec un minimum d'effort de management, souvent par le biais d'Internet. Le cloud computing dépend du partage de ressources pour aboutir à une cohérence et à des économies d'échelles similaires à une utilité publique. Qui ne voit là l'expansion à l'infini du PACS dont la croissance n'est limitée que par la puissance des ordinateurs centraux et du débit du réseau de fibres optiques qui les desservent ? Sauf à imaginer que s'y loge un super-radiologue robotisé, il n'y a là que des raisons de penser que les deux professions de radiologues et de radiographers peuvent coexister dans le meilleur confort avec une augmentation de leur nombre et une amélioration considérable de leurs respectives qualités de vie professionnelle. Le « computer assisted diagnosis » (CAD) doit ou devrait être un outil libérateur des tâches les plus contingentes.

4.     La Machine à apprendre (Machine learning = apprentissage par la machine) est un champ de la science informatique qui souvent utilise des techniques statistiques pour donner aux ordinateurs la possibilité d'apprendre (c'est-à-dire progressivement améliorer les performances dans une tâche spécifique avec des données sans être explicitement programmés). La méthode de forêt d'arbres décisionnels : à partir de caractéristiques fournies par l'homme, l'algorithme de machine learning monte une série d'arbres décisionnels, les teste, et choisi l'arbre le plus performant, sélectionnant les paramètres les plus pertinents de l'image à prendre en compte. Le voilà le Deep Blue du radiologue. Quand on connait l'étendue du domaine médical et que l'on prend en considération la puissance de travail d'un radiologue de terrain, on voit bien que la machine à apprendre est un progrès du IIIe type qui va mettre des décennies à devenir opérationnel... si elle y parvient jamais... mais AlphaGo serait là pour l'affirmer à nos portes. Quand on connait la difficulté de communiquer entre deux langues parlées sur la Planète et le risque de contresens particulièrement grave en médecine de soin ou de recherche qui font d'un malade un cas unique en son genre, on peut conjecturer sur la nécessité de produire des radiologues de plus en plus instruits doublés de radiographers de mieux en mieux structurés pour alimenter fiablement les ordinateurs qui composent la machine à apprendre.

5.     Combien de temps faudra-t-il pour homogénéiser les banques de données de référence quand il faut intégrer les morphotypes d'une population donnée alors que la France n'accepte pas volontiers la dichotomie raciale ? Une base de données vietnamienne de Cochinchine sera-t-elle adaptée à un groupe de Suédois de Stockholm, alors que déjà les morphotypes moyens des vietnamiens varient entre Hanoï et Saigon ? L'informaticien ne manquera pas de répondre que le ClusterComputing est là pour résoudre le problème. L'analyse en clusters est une méthode d'apprentissage non supervisée consistant à créer, à partir d'une série d'imageries de patients, des sous-groupes répondant à des caractéristiques similaires, telles les expériences de Cochin sur un groupe de malades atteints de sclérodermie ou de la start-up américaine Koios sur des femmes aux seins denses examinées par ultrasonographie; là encore le PACS actuel n'est que l'embryon d'un système plus volumineux, tel un beowulf. Quant à la machine à vecteur de support(Support Vector Machine, SVM en anglais), elle repose sur un algorithme classificateur qui, à partir de caractéristiques fournies par l'homme, classifie les imageries en différents sous-groupes ; elle souffre des mêmes incertitudes que les trois précédentes. Toutefois, il n'y a aucun doute que l'homme devra continuer de gouverner ces produits tant à l'entrée qu'à la sortie de la chaine de l'imagerie.

6.     La figure la plus mystérieuse sinon la plus inquiétante de l'informatique contemporaine vient du développement du Deep Learning et ses réseaux de neurones artificiels ou convolutifs : réseaux de neurones informatiques imitant l'architecture des neurones humains (plusieurs informations pondérées en entrée, une valeur de sortie). C'est de sa sophistication que l'on peut envisager de nouveaux HAL 9000. Qui peut dire aujourd'hui que les neurosciences ont fait de tels progrès qu'elles ont démystifié l'anatomo-physiologie de tout l'encéphale ? La pensée, dans le monde marqué par l'idéologie judéo-chrétienne, reste du domaine métaphysique voire métapsychique. Dramatique pour l'avenir de nos sociétés actuelles serait le jour où l'on pourrait démontrer que cette pensée se résume à un problème de physico-chimie un peu plus compliqué que les autres. Le sort des radiologues serait celui d'une société humaine briseuse d'idoles entraînée dans un conflit civilisationnel généralisé qui existe déjà dans la science-fiction.

 

Conclusions,

 

Dans leur rapport instruit à la demande de la Ministre du Travail, Salima Benhamou et Daniel Janin ne manquent pas d'affirmer une réalité contemporaine : les professionnels de l'imagerie médicale sont particulièrement touchés par la généralisation prévisible de la lecture d'images automatisée. Mais ils restent rassurants sur un point : quel que soit le domaine, le principe est toujours le même : les algorithmes alimentés et entraînés par des données massives (reconnaissance d'images médicales, résultats en recherche médicale, etc.) sont programmés pour détecter des pathologies selon des protocoles prédéfinis par le monde médical.  Si l'on se réfère aux auteurs de science-fiction précités, leur sens de la prospective, leurs scenarii-catastrophe ne se sont pratiquement jamais produits de leurs vivants (Kubrick est mort en 1999) ni à la date prévue (Orwell).

 

La machine à radiodiagnostic, le jour où elle sera inventée et opérationnelle, reste hypothétique à plus ou moins long terme en dépit des expériences préliminaires plus ou moins fructueuses dont AlphaGo n'est que la plus récente ; toutes ont la particularité d'être ciblée sur des objectifs très focalisés sur une pathologie ou un organe. De telles machines équiperont longtemps un ou quelques centres privilégiés qui seront chargés d'en faire l'évaluationqui demandera beaucoup de temps parce que le circuit hospitalier est lent et les cohortes de malades sont hétérogènes et peu nombreuses en valeur absolue. S'il est certain qu'à très long terme l'on puisse envisager que les systèmes automatisés deviennent banals dans toute la pratique de l'imagerie médicale, le staff radiologique national resterait opérationnel pour encadrer le versant médico-légal de l'activité des radiographers, rois de la prestation technique. Les radiologues deviendront-ils autre chose que des interventionnistes ? Il faudrait pour cela que la discipline chirurgicale évolue vers plus de traitements médicaux et moins d'opérations sanglantes. En réalité, il faudra compter sur l'efficacité de la prophylaxie des maladies médicales et la médecine préventive des maladies du troisième âge pour bouleverser l'ordonnancement des trois grandes disciplines cliniques.

 

 


[1] Alexandre L. Quand les intelligences artificielles humilient les docteurs. L'Express. 18 juillet 2018, p.18.

[2]  Muckherjee S. A.I. versus M.D. What happens when diagnostic is automated? Ann Med  [En ligne] 2017 Avril [consulté le 10/08/2018] ;1-24. https://www.newyorker.com/magazine/annals-of-medicine

[3] Anonyme. AI, radiology and the future of work. The Economist [En ligne]. 2018 Juin [Consulté le 10/08/2018]. https://www.economist.com/leaders/2018/06/07/ai-radiology-and-the-future-of-work

[4] Alexandre L. La guerre des intelligences. Paris : JC Lattès ; 2017. p. 19-77

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