Objet: Réflexions sur «La Voyageuse de nuit»

 

J'ai dévoré l'essai de Laure Adler paru chez Grasset en 2020 avec un appétit féroce tant je suis passionné par la philosophie de la vieillesse en tant que médecin à la vocation gériatrique accomplie et en tant qu'octogénaire vivant de plain-pied dans le troisième âge avec une polypathologie de très mauvais pronostic dominée par le cancer et le diabète compliqué d'une insuffisance rénale chronique à traiter par hémodialyse périodique.

Je connaissais superficiellement l'auteur par le biais de ses activités politiques et culturelles mais j'ignorais sa formation initiale de philosophe, son activité d'écrivaine et ses velléités infructueuses de devenir médecin spécialisée en psychiatrie jusqu'à ce que je lise l'interview qu'elle a accordée à la journaliste Annick Cojean. J'ignorais aussi son passage en analyse freudienne, une thérapeutique dont j'ai moi-même bénéficié dans mes années 1960. Enfin, si je l'avais entendue parler sur les ondes et aperçue à la télévision, je n'avais jamais lu ses livres.

 

D'abord, je ne peux que féliciter madame Adler pour le dynamisme de son écriture, son alacrité et sa fureur de vivre pleinement une existence foisonnante en dépit des vicissitudes de la condition de mortelle en puissance alors qu'elle sait qu'elle est sur la liste des centenaires potentielles et qu'elle est supposée affronter un déclin physique sinon psychique et social. Voici une femme qui a vécu pleinement depuis son enfance africaine et qui veut continuer d'exister, je dirais, jusqu'à ce que mort s'en suive mais sans pulsion suicidaire et, finalement, le plus tard possible et sans artifices. Ses références indélébiles à son idole Simone de Beauvoir en témoignent comme en témoignent ses attaches plongeant dans le XXème siècle. Elle se réfère fréquemment à George Sand mais, curieusement, néglige l'héritage de Ninon De Lenclos dont elle aurait pu être un clône moderne. 

Très riche et éclectique, sa recherche bibliographique serait exemplaire mais elle n'est pas exhaustive. C'est ainsi qu'elle passe sous silence l'affrontement de Don Diègue face à Don Gormas, archétype du conflit socio-culturel opposant le vieillard, l'adulte et l'adolescent, issu de la Renaissance qui a marqué la fin des grandes épidémies ravageuses de l'espèce humaine. D'aucuns - et moi en l'occurrence - s'étonneront, alors qu'elle cite volontiers les grecs et Sénèque, qu'elle fasse l'impasse sur le De Senectute de Cicéron qui lui aurait permis de gloser sur le surnom de Caton l'Ancien. Voilà un adjectif-substantif qui n'est jamais cité dans son texte alors qu'il est essentiel pour comprendre les rapports sociaux influencés par l'âge, bien qu'une importante partie de son discours soit axée sur la relativité du rapport entre l'état civil et les signes extérieurs de la vieillesse.

 

En tant que philosophe, elle se présente en moraliste et elle est à l'évidence portée vers la psychologie voire la métaphysique mais elle contourne, pratiquement sans l'effleurer, la logique en méconnaissant l'impact des sciences et des techniques dures sur les «ravages» de la montée en puissance de «l'âge».

 

A la fin de ma lecture, je me demande si c'est en raison de son échec à devenir médecin qu'à l'inverse de Simone de Beauvoir dans l'introduction du Deuxième sexe, - un long pathos sur l'état-de-l'art anatomo-psysiologique de la femme accessible au lecteur des années 1940-50 en partie obsolète aujourd'hui -, madame Adler ignore pratiquement toute référence à la réalité organique de la vieillesse humaine. A la lecture de son texte, est-ce parce que les humains naissent égaux en droit (sic!) que la vieillesse ne se qualifie que par des traits subjectifs sans altérations autres que superficielles sur la peau et la dynamique corporelle? A titre comparatif, ce serait comme si le vieillissement d'une voiture ne se jugeait que sur l'état de la carrosserie et des pneus. 

 

Si elle avait, comme moi, connu la gérontologie par le biais de la médecine, elle aurait probablement mis en exergue de son discours l'aphorisme dont on m'a rebattu les oreilles dès ma prime enfance: «On a l'âge de ses artères»! Les vieux et vieilles de l'auteur n'ont pas d'angine de poitrine, d'incontinence urinaire, d'ostéomalacie, de hernies gastro-intestinales... Neuro-psychiatre, avec les talents qu'elle démontre, elle aurait sans doute été une des prétresses des neuro-sciences et elle serait aujourd'hui l'une des arbitres de la controverse lancée par Antonio Damasio: Descartes ou Spinoza? Qui avait raison? L'homme de la rationalité ou celui de l'émotion et de la subjectivité? Madame Adler aurait capitalisé sur les avancées procurées par les découvertes en génétique, les conséquences du stress issues des travaux de Selye et du Salk Institute, les perturbations du système immunitaire induites par les effets délétères de la nature sur les molécules voire les atomes... La liste n'est pas exhaustive.

 

Mais revenons à la base avec l'évocation d'une maladie génétique atroce: la progeria, ces enfants qui anatomiquement se présentent comme des nains nonagénaires. Elle est heureusement très rare mais elle débouche sur un postulat: la qualité du patrimoine génétique, héréditaire ou acquis, joue un rôle essentiel sur la chronologie des conséquences de l'affrontement physiologique de la condition de la matière vivante, animale ou végétale favorisant ou inhibant ou stabilisant les réactions des processus anabolisants qui construisent ou réparent et catabolisants qui détruisent ou sclérosent. J'appartiens au groupe de ceux qui considèrent que l'âge-clé de l'humain le plus favorable à son accomplissement (achievement en anglo-américain) se situe à quarante ans d'âge civil; auparavant, ses potentiels s'étalent en surface alors que la mémorisation tire ses forces de l'anabolisme et de l'enregistrement de ses acquisitions multidisciplinaires (intelligence conceptuelle concrète favorisant le capital et les prises de risques); après, avec la maturité que confère «la force de l'âge» les processus intellectuels se verticalisent en rétrécissant pour s'approfondir (intelligence conceptuelle abstraite exploitant les intérêts avec une meilleure évaluation des risques et le goût du conservatisme). 

 

On peut rapprocher le statut du quadragénaire occidental caucasien contemporain à celui de l'homo vir romain qui devenait adulte à trente ans et je reviens à ce propos sur le terme d'«ancien». A l'âge de 70 ans, je suis devenu un supporter militant de l'association «Les Anciens de l'AP» et son vidéaste. L'humain est un animal social qui se regroupe pour faire masse car «l'union fait la force» et de là naît une «civilisation», terme ambigu puisqu'il tire ses racines de la cité qu'il ne faudrait pas assimiler à une «urbanisation» exclusive. L'ancien tire son prestige de son expérience et son talent d'avoir pu voire su surmonter tous les avatars qui ont constamment mis sa survie en danger depuis sa naissance sinon sa conception. 

 

L'«Ancien» sert d'exemple à ses contemporains plus jeunes pour l'adoption d'un mode de vie qualitativement active conditionnant la chute de la morbidité et le recul de l'échéance mortelle inéluctable en bonne santé. Madame Adler a raison d'insister sur la banalisation d'une espérance de vie quantitativement séculaire qui va bouleverser la sociologie humaine du troisième millénaire de l'ère chrétienne. Madame Adler n'est pas biologiste mais la philosophe et la politique qu'elle est aurait pu s'insérer dans une discussion sur la nature darwinienne ou lamarkienne de la vieillesse. Devenir «vieux» - et ce d'autant plus qu'il est «beau» - est-il un privilège darwinien s'insérant dans une vision libérale où prospère le fort et disparait le faible? Cela pourrait heurter la sensibilité d'une rescapée gauchiste de mai 68! Impasse est faite sur la dramatique «crise des gilets jaunes» qui a jeté aux oubliettes le nécessaire projet de réforme des retraites, dossier le plus épineux pour qui s'inquiète de son avenir matériel autant que spirituel au troisième âge.

 

«Si tu ne sais pas où tu vas, sache au moins d'où tu viens»... Longtemps j'ai crû que c'était un axiome confucéen. En fait, il serait aussi un proverbe africain. Qui plus est, j'ai acquis lors d'un voyage à Vera Cruz un t-shirt siglé «No olvides de donde vienes y de lo que eres hecho!». L'Ancien est une «mémoire» d'un passé révolu quelle qu'en soit l'ancienneté. Le jeune peut être atteint de «sénilité précoce». Cicéron était fasciné par Caton l'Ancien, un génie militaire qui géra la destruction de Carthage, un prélude aux génocides. Au terme de sa longue vie, Louis XIV avoua qu'il avait trop aimé faire la guerre. Madame Adler serait-elle une «OK Boomer» qui ignorerait de grands pans de l'histoire de ses compatriotes de l'Europe de l'Ouest et de son sexe dominée par les terribles holocaustes guerriers qui ont décimé des générations d'hommes depuis les Temps modernes (guerre de cent ans, guerres napoléoniennes, guerres mondiales...)? Ils ont boosté la condition féminine vers l'émancipation et l'égalité socio-professionnelle des deux sexes, ce dont témoigne l'attribution du droit de vote aux Françaises à la Libération. 

 

«Civis pacem parabellum». Depuis la fin de la guerre d'Algérie en 1962, les Français sont protégés par une politique nationale et étrangère de paix civile et militaire que leurs ancêtres - groupe auquel j'appartiens - n'avaient jamais connue. De solides alliances transatlantiques ont pu promouvoir une armée de métier supposée compenser la fin de la conscription et du service militaire obligatoire il y a déjà plus d'un quart de siècle. Madame Adler serait bienvenue de lire un article du Figaro d'aujourd'hui décrivant les différents types de guerre mondiales non militaires auxquelles les habitants de la Planète Terre seront confrontés durant le troisième millénaire. Elle a pu avoir un avant-goût des drames catastrophiques qui attendent les millenials et leurs descendants avec la première vague de la pandémie de Covid-19 qu'elle évoque dans son livre. Certes, il va y avoir une population croissante de «quatrièmes» voire «cinquièmes âges» mais nul ne sait précisément dans quel état sera la Planète en 2100, certaines Cassandre évoquant même l'extinction de la race humaine. D'où la prolifération de scenarios fondées sur l'installation de «gérontocraties» ou de leurs contraires, les «pédocraties». 

 

«La nature a horreur du vide». L'histoire humaine est faite de vagues d'émigration successives dont le point de départ africain semble définitivement démontré. Défricher des terres vierges est à l'origine du colonialisme qui fit de la Gaule une province romaine et madame Adler comme moi sommes citoyens d'un pays européen nés à l'époque où il y avait un empire français. Nous appartenons à un peuple républicain universaliste né de la philosophie des Lumières et de la Déclaration des Droits de l'Homme assurant l'égalité des citoyens. Fécondée par les valeurs morales judéo-chrétiennes, la civilisation française exige le respect des «aînés» mais s'est promue par des générations d'hommes situées dans la tranche des adultes, hominis vires à la romaine. Certaines parties des terres de la Planète sont ou vont être surhabitées par des collectivités humaines en expansion démographique. Individuellement ou en masse, leurs habitants doivent se mobiliser pour trouver un nouvel espace vital. Fertile et prospère, la France est déjà et sera de plus en plus une terre d'accueil. Nos descendants pourraient se trouver une frange devenue minoritaire colonisée par des civilisations porteuses d'idéologies ségrégationnistes. A titre d'exemple et espérons que ce soit un raisonnement par l'absurde, un nouveau «péril jaune» pourrait être une invasion chinoise; élément rassurant? le fondement confucéen de la société chinoise comporte le culte des anciens à la tête de la famille. 

 

«L'Union fait la force». L'avenir sécurisé du Citoyen français masculin, syndiqué, confédéré, amicalisé, unionisé, fraternisé, mutualisé, seniorisé, relève d'une insertion dans une structure solidaire collectiviste recrutant soit dans la tranche d'âge, soit dans la corporation, soit le vécu événementiel. C'est ainsi que les associations d'Anciens combattants des deux guerres mondiales sont devenus des puissances politiques influentes et pendant longtemps incontournables, alimentées qu'elles étaient par d'énormes budgets ministériels. Corollairement, la nature ayant horreur du vide, le lobby des veuves de guerre a prospéré pendant la première moitié du XXème siècle et, associé à l'héroïque engagement féminin dans la Résistance au nazisme, a milité victorieusement pour la reconnaissance de la Femme en tant qu'égale de l'Homme. Pour des raisons anatomo-physiologiques encore obscures, la longévité de la femme européenne occidentale est statistiquement supérieure à celle de l'homme. La femme âgée risque encore plus que les hommes de finir ses jours dans la solitude.

 

Les coalitions d'Anciens sont vectrices d'attitudes sociétales conservatrices potentiellement réactionnaires au progrès notamment lorsque la société passe de l'état réformiste à la révolution. Dans mon bled natal, la défiance des adultes vieillissants s'exprimait par un acide jugement: «C'est jeun' et ça-n'sait point!». «Mais mon âge a trompé ma généreuse envie», se lamente don Diègue. Les diverses associations lobbyistes des Anciens promeuvent «l'avancement par l'ancienneté» dans l'exercice des fonctions et, dominées par les mâles, elles sont des obstacles à la progression des femmes dans l'échelle sociale; en témoigne la carrière admirable mais aussi parfois cahotique de madame Adler, «prototype accompli de femme idéale de l'ère post-industrielle» associant la beauté charnelle à une intelligence humaniste féconde.

 

A 70 ans, l'âge de madame Adler, je suis devenu le rédacteur-en-chef du bulletin bimestriel de «l'Association des Amis du Musée de l'AP-HP» (Adamap); l'année suivante, devenu président de l'Adamap, je me suis battu avec succès pour sauver le musée de la destruction et assurer son transfert dans l'Hôtel-Dieu en voie de démédicalisation, opération qui a été stérilisée par l'occupation du bâtiment effectuée par les forces syndicales de gauche regrettablement mal inspirées. Hier, 5 février 2021, j'ai signé la pétition des personnalités de la culture qui demande la réouverture des musées fermés pour cause de pandémie de Covid 19. Je suis un Ancien de l'AP, j'entend servir sa mémoire qui couvre une quinzaine de siècles d'histoire de la santé des Franciliens et de la médecine occidentale. C'est un trésor de l'humanité car l'Hôtel-Dieu de Paris est le plus ancien hôpital du monde encore debout. Ouvert normalement au lieu de croupir stérilement dans les sous-sols de l'hôpital de Bicêtre, ce musée aurait pu, su voire dû participer activement à la lutte contre la pandémie par l'éducation du public dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle fut spécialement cafouilleuse en France.

 

En France, tout finit par des chansons et madame Adler ne déroge pas à la règle en terminant son livre par la citation in extenso d'un poème de l'artiste Brigitte Fontaine «au look de libellule qui mourra de joie».Personnellement, j'aime la chanson de Gorges Brassens et, comme madame Adler est une brillante intelligence, je lui soumets ce verdict : «Le temps ne fait rien à l'affaire/ Quand on est con, on est con/ Jeune con de la dernière averse/ Vieux con des neiges d'antant»! Lycéen, je suis tombé amoureux fou de Montaigne et, grâce à ses Essais, j'ai pu survivre, stoïque, lorsque j'ai traversé les abominables années d'échecs de mon adolescence; une fois nommé aux concours élitistes de la médecine parisienne (externe puis interne des hôpitaux), sceptique, j'ai découvert le monde insondable de mon ignorance et je suis devenu adepte de l'enseignement continu intensif en devenant chef de clinique puis professeur des universités; j'ai alors vécu asymptotiquement des phases réjouissantes mais périssables d'épicurisme. 

 

Lorsque je suis devenu octogénaire, un record de longévité dans la lignée mâle de mes ancêtres, je n'ai pas voulu mourir idiot ni finir gâteux. J'ai donc plongé ma réflexion dans les mondes de Cicéron - De senectute - et d'Erasme - L'Eloge de la folie. Une évidence m'a alors saisi: le paradigme de la vieillesse est fait de deux volets bien distincts qui peuvent s'unir dans une destinée sériellement mais toujours indépendamment l'un de d'autre. Il y a, d'une part, «le syndrome de la peur de mourir» qui inhibe et rétracte tous les composants physiques, mentaux et sociaux de la vie de l'être humain; en résulte la construction d'un système dont l'achèvement est l'hospice, aujourd'hui l'EHPAD; ces institutions d'inspiration néo-darwinienne, sont qualifiées caricaturalement de «mouroirs». D'autre part, il y a «le syndrome du survivant» qui, refusant de déchoir, met en branle toutes ses défenses contre la destruction de la matière organique et stimule son instinct vital en continuant de penser pour agir; nait dans mon esprit la nécessité de créer des espaces architecturaux spécifiques que l'on pourrait qualifier de «vivoirs»; cette innovation est d'inspiration lamarkienne parce que l'organe humain préexiste, auquel il faut adjoindre de nouvelles fonctions destinées à le maintenir en bonne santé malgré le processus pernicieux du catabolisme; d'où l'importance que j'accorde à la réhabilitation de la définition princeps de l'OMS selon laquelle la santé est définie par «une sensation de bien-être physique, mental et social» en dépit du risque permanent de maladies qui la guettent.

7 février 2021, Jean-François Moreau


A RAVENSBRÜCK

LA PHARMACIE DE MARGUERITTE CHABIRON
A VERDELAIS ETAIT DANS CET IMMEUBLE

LES RESISTANTES S'ENFUIRENT PAR LE JARDIN A PIC